La famille Cordier
La famille Cordier, vivant à Chapelle-des-Bois depuis plusieurs générations va payer un lourd tribut à la Grande Guerre 1914-1918. Le père, Victor Cordier est le seul à revenir des combats, ses trois frères y sont morts. Affaibli, amputé du bras droit, il décède d’une pneumonie en janvier 1919, laisse trois enfants et une épouse enceinte.
En avril naît une petite fille : sa mère l’appellera Victoria. Hélène, la maman de Marie-Aimée, de Michel, de Madeleine et de Victoria élève ses enfants dans la maison de son mari, en lisière de la forêt du Risoux(d). (Ce sera la zone interdite dès juillet 1940).
En octobre 1921, Hélène a la douleur de perdre son seul fils, Michel, âgé de 5 ans.
Il y a le jardin, les poules, les lapins… un certain dénuement, et surtout, la vie butte sur l’absence de bras d’hommes.
Victoria est attentive : à plusieurs reprises elle prendra des initiatives pour pallier le désarroi de sa mère. Toute jeune, elle trouve le moyen d’atteler le cheval de son oncle pour charger une charrette de branches. Avec un petit voisin, elle parvient à faire relever un âne tombé avec une bouille de lait, et à refixer la bouille dont elle avait pu défaire les attaches pour libérer l’âne, elle a 6 ans. Des trois filles, c’est elle qui marche devant et c’est elle aussi qui apprend des autres qui était son père : un skieur hors-pair, un jeune contrebandier, un homme habile de ses mains… À l’école du village elle n’a pas froid aux yeux : elle sait se défendre !
Leur mère, Hélène, n’est pas reconnue veuve de guerre. Mais les petites ont des marraines d’Amérique, elles sont pupilles de la nation, ce qui permettra à leur mère de les inscrire au pensionnat de l’école Jeanne d’Arc à Pontarlier où elles seront scolarisées aux Augustins. À la maison, il y a des livres, beaucoup sont religieux et les notes qui comptent le plus aux yeux de leur mère sont les notes de catéchisme.
Sur les traces de ses deux sœurs, plutôt bonnes élèves, Victoria d’abord « sauvageonne » parvient à rattraper le niveau requis. Durant ces années-là, à l’internat, Marie-Aimée contracte une primo-infection. Hélène la reprend auprès d’elle, et ne cessera de la soigner puis de la ménager, Madeleine puis Victoria auront charge de famille : deux salaires pour quatre.
Marie-Aimée usera de son statut « protégé » pour lire, coudre, tricoter et elle seconde sa mère. Elle fera comme ses sœurs, du théâtre, puis guidera des années plus tard, des jeunes du village dans la mise en scène. Elle sera présente à l’origine de l’atelier de lunetterie. Conseillère municipale à la fin des années soixante, elle propose d’ouvrir sa maison aux skieurs de fond qui arrivent en nombre sur Chapelle-des-Bois où tout est prévu sauf le gîte et le couvert. Elle était l’intellectuelle de la famille, peut-être la plus sereine.
Durant la guerre
Hélène Cordier, c’est l’âme de la maison, de ce « chez nous », « plein de cette poésie de la vie de famille dont le goût nous accompagne tout au long de notre vie… ce que j’ai de plus cher au monde, après les êtres de ma tendresse » écrira Marie-Aimée. Hélène est celle qui attend, veille et entend gratter à la porte du fond de la grange ses filles qui arrivent accompagnées, elle ne sait jamais de qui.
Anne-Marie Piguet écrira dans son livre « La filière » : « Bientôt, nous apercevons la chère vieille maison plantée en zone interdite, celle qu’habite Madame Cordier : c’est le refuge avant le passage sur Suisse. Nous sommes reçus comme des rois, chaleureusement accueillis, réconfortés ; de grands bols de soupe nous réchauffent… Dans la cuisine enfumée où ronronne le potager (poêle), dans la chambre éclairée au pétrole, rien de méchant ne peut arriver toute peur s’est envolée. À l’aube, le lendemain, Madame Cordier, toute menue, sort la première, imite le chant du coq, dès que la patrouille allemande a passé. C’est le signal “ça y va !” »
On voit comme la présence de cette femme, toute discrète, est essentielle.
Marie-Aimée a effectué des passages lorsque c’était nécessaire, en particulier celui d’Addi Nussbaum. Elle a fait preuve d’une grande présence d’esprit pour trouver des mises en scènes immédiates là où la vigilance d’un allemand devenait une menace. Elle a contribué à « brouiller les pistes » (au sens propre, puisqu’il fallait parfois tracer des pistes à skier dans la neige, suffisamment nombreuses pour qu’un passage reste inaperçu). Elle a attendu, veillé, partagé… ce que ses sœurs faisaient, elle le complétait.
Madeleine et Victoria
En 1940, Victoria et Madeleine Cordier vivent toutes deux à Champagnole. Elles habitent 18 bis rue du Sauget.
Madeleine est clerc de notaire chez Maître Maurice Falcoz. Au tout début de la guerre, Victoria est secrétaire comptable dans une scierie à Ardon (en zone libre), elle est chargée de passer du courrier pour son patron en rentrant chez elle à Champagnole (en zone occupée). Démasquée par un contrôle allemand, au Pont de Gratteroche sur la commune de Vannoz, elle se fait déchirer son laissez-passer et perd son emploi. Très vite, elle se fait embaucher à Champagnole chez Monsieur Girardet, marchand de vin et spiritueux, son bureau est à quelques mètres de l’hôtel Ripotot, siège à l’époque de la Kommandantur.
Chaque fin de semaine, Madeleine et Victoria se rendent chez leur mère, par le tram jusqu’à Foncine-le-Bas puis à pied ou en bicyclette jusqu’à la maison de « Sous le Risoux ».
Au début de la guerre, les jeunes filles rencontrent des jeunes Suisses de la vallée de Joux. Les contacts deviennent amicaux et très étroits. De part et d’autre, la frontière est traversée.
À la vallée de Joux, Victoria rencontrera Fred Reymond, qui lui, est agent de renseignement pour son pays. Peu à peu, Victoria entre dans la Résistance, elle travaille pour le réseau lyonnais Corvette dirigé par Jean Rocoffort (Rochette de son nom de Résistant).
Rapidement, il y a des personnes : Juifs, Résistants et autres qui doivent passer en Suisse, Victoria et Madeleine s’en chargent. Victoria passera aussi des renseignements jusqu’à Genève et Lausanne. M. Girardet est au courant et couvre son employée, son fils Paul Girardet, plus jeune, fait aussi partie des rencontres et des passages.
Madeleine était celle qui disait oui et ne demandait pas, elle était sûre et totalement solidaire des activités de sa sœur. Elle accueillait gentiment les candidats aux passages dans le logement de Champagnole. Elle passera des personnes avec Marie-Aimée, mais très souvent aussi avec Victoria : c’est elle qui fera contrôler ses papiers à l’entrée de la zone interdite et occupera la patrouille allemande pendant que les autres passeront dans l’ombre.
À l’étude de Maître Maurice Falcoz, elle utilise les tampons officiels de l’étude pour authentifier de fausses cartes d’identité. Maurice devient « Mairie »…
Victoria imite la signature de Gédéon David (maire de Champagnole à cette époque).
C’est en 1943 que Victoria par l’intermédiaire de Fred Reymond est contactée par Anne-Marie Piguet éducatrice au château de la Hille.
Victoria et Madeleine s’engagent dans cette filière. Les jeunes de la Hille vont donc traverser la France, ils font le trajet en car jusqu’à Toulouse, en train jusqu’à Lyon puis Lons-le-Saunier et de nouveau en car jusqu’à Champagnole.
Ils sont accueillis et cachés, 18 bis rue du Sauget, le temps nécessaire pour que les passages s’organisent.
Deux jeunes filles de la Hille ont dû rester plusieurs semaines à Champagnole, l’enneigement ne permettant pas de passer le Risoux(d). L’une d’elle, Edith Goldapper restera plusieurs semaines chez Madeleine et Victoria alors que M. Girardet « embauchera » discrètement l’autre (Inge Joseph) pour aider à la maison.
André Bochy, meunier au moulin Bochy à Champagnole, est un ami de Madeleine et de Victoria, il aide de son amitié mais aussi concrètement en donnant de la farine aux sœurs Cordier pour leurs « protégés ».
Victoria est liée à la « Générale Meliès », champagnolaise, elle aussi Résistante. Elle fera, entre autres, appel à elle pour tenter de libérer André Bochy lors de son arrestation, hélas sans succès. La « Générale » a des contacts dans le cadre de la Résistance sur Genève et passera aussi le Risoux(d) avec Victoria.
Investie sans mesure, portée par l’immense qualité des liens construits avec ses amis suisses, portées par ses valeurs et sa foi, son intelligence de tous les instants, son patriotisme et sa force, Victoria portait-elle l’héritage de ce père vaillant soldat de 14 ? L’absence peut-elle être le creuset d’une telle volonté ? Il est en tout cas question d’Amour. Dans sa chambre, Victoria avait épinglé la devise du philosophe Epictète : « Il ne faut avoir peur ni de la pauvreté, ni de l’exil, ni de la prison, ni de la mort, mais il faut avoir peur de la peur. »
Durant toute cette période, Victoria et Madeleine ont passé environ 80 personnes en Suisse.
Après la guerre, dès que sa mère a pu bénéficier d’une pension, Madeleine a fait son choix de vie, le choix d’être religieuse. Elle prend l’habit à la congrégation des sœurs de Sainte Marthe et œuvre à l’Hôtel-Dieu de Louhans en Saône-et-Loire. Elle est alors aux côtés de ceux que les « passages » de la vie concernent : les personnes âgées de l’hospice, les mères qui accouchent, elle a continué à veiller sur la vie, avec sa force, avec sa joie.
« Nous sommes quelques-uns et surtout quelques-unes à avoir rencontré dans ces murs Sœur Madeleine Cordier et l’avoir ainsi connue un peu, mais si peu. Sa discrétion ne permettait pas l’interview, encore moins la familiarité. Personne n’était au courant de son passé. Sœur Madeleine c’était la charité, bien sûr, mais aussi l’humilité, la totale humilité. Et pourtant elle rayonnait : sa grande silhouette, l’éclat lumineux de ses yeux bleus ne laissaient guère indifférent. » Hommage à Sœur Madeleine Cordier par le Docteur Berthet attaché à l’Hôpital de Louhans.
Grâce aux témoignages des enfants de la Hille, Madeleine et Victoria reçurent, ainsi qu’Anne-Marie Im Hof Piguet, la médaille des Justes parmi les Nations à Berne le 28 novembre 1991.
En mars 1996, Victoria reçevra la Croix du combattant volontaire de la Résistance.